Trump et l’Iran : une escalade que nul ne maîtrise
Écrit par Jonathan PIRIOU sur mai 10, 2018
Les apprentis sorciers sont de retour. Les représentants de l’administration Trump le reconnaissent eux-mêmes : ça va tanguer au Moyen-Orient avant de déboucher sur une situation tellement meilleure…
Le problème est que les Américains et le monde sont déjà passés par là, en 2003, avec le renversement de Saddam Hussein en Irak. La chute du dictateur devait déboucher, comme au Japon ou en Allemagne en 1945, sur une démocratie sous la houlette des Etats-Unis. On connaît la suite.
Or les mêmes ingrédients sont présents dans cette nouvelle crise, avec la même volonté idéologique d’en découdre avec un régime peu sympathique, qu’on va faire dégager car ça sera forcément mieux après.
Le monde a pris Donald Trump pour un isolationniste dans la grande tradition américaine, c’est-à-dire, selon la définition de Maya Kandel dans "les Etats-Unis et le monde" (Perrin), hostiles "à tout ce qui pourrait impliquer les Etats-Unis dans des affaires extérieures qui ne les concernent pas directement". On le découvre au bout du compte néoconservateur, entouré de personnages emblématiques de ce courant de pensée auquel on doit justement l’engagement catastrophique en Irak.
Vous avez aimé Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Paul Wolfowitz et autres "Cavaliers de l’Apocalypse" de l’administration Bush ? Vous adorerez le nouveau Conseiller à la sécurité nationale de la Maison-Blanche, John Bolton, le secrétaire d’Etat Mike Pompeo, la directrice de la CIA (en attente de confirmation) Gina Haspel…
Mais tout était sans doute clairement écrit dès le premier déplacement à l’étranger de Donald Trump après son élection, en Arabie saoudite et en Israël il y a près d’un an. L’irruption du nouveau président américain, débarqué au Moyen-Orient avec des idées simples, a galvanisé un axe qui a d’abord en commun le même ennemi juré : l’Iran.
Mardi soir, après l’annonce de Trump, c’est d’Israël et d’Arabie saoudite que sont venues les premières – et rares – félicitations. Benyamin Netanyahou ne pouvait que se réjouir de cette annonce qui s’appuyait explicitement sur la présentation PowerPoint que le Premier ministre israélien avait faite quelques jours plus tôt, et qui n’était destinée qu’à un seul homme : le président des Etats-Unis. Peu importe que les négociateurs de l’accord nucléaire aient conclu qu’il n’y avait rien de vraiment nouveau ; pas pour Trump.
Un axe anti-iranien hétéroclite
Le Premier ministre israélien avait déjà poussé l’administration Bush à renverser Saddam Hussein, ce qui, selon lui, dans une déclaration de 2002 dont la vidéo fait le tour du web depuis 24 heures, devait avoir "d’énormes conséquences positives dans la région". Et il avait combattu sans succès Barack Obama pour l’empêcher de signer le JCPOA avec Téhéran. Avec Donald Trump, il triomphe.
Même tonalité à Riyad, où, dès mardi soir, Siraj Wahab, le rédacteur en chef de "Arab News", qualifiait la décision de Donald Trump de "victoire la plus significative du travail de lobby [du prince héritier] Mohammed Ben Salman à Washington".
Aussitôt suivi d’un message de soutien du roi Khalid Ben Salman soulignant qu’il avait toujours eu des réserves sur le JCPOA, même si, à l’époque de sa signature, il avait fait bonne figure auprès de Barack Obama pour le soutenir.
Cet "axe" anti-iranien est hétéroclite, mais a du poids dans la région. Si pour l’Arabie saoudite, gardienne des lieux saints de l’islam, la rivalité avec l’Iran a une toile de fond séculaire dans l’opposition entre les deux principales branches rivales de la religion musulmane, sunnite et chiite, ce sont des considérations stratégiques qui animent l’Etat hébreu, confronté à plusieurs reprises au Hezbollah libanais, soutenu et armé par Téhéran, et qui voit d’un mauvais œil le renforcement des positions iraniennes en Syrie, aux portes d’Israël.
Un lourd passé
Vu de Washington, c’est encore une autre affaire. L’Iran est une vieille connaissance : c’est à Téhéran, en 1953, que la CIA, poussée par les Britanniques ulcérés par la nationalisation des hydrocarbures, a organisé le renversement du Premier ministre iranien Mohammad Mossadegh, première ingérence américaine dans les affaires du Moyen-Orient sous le sceau de la guerre froide.
L’Iran est revenu les hanter à maintes reprises depuis, surtout à partir de la révolution islamique de 1979 qui a renversé le régime du Chah, solide allié jusque-là de Washington. L’humiliante prise d’otages de l’ambassade des Etats-Unis à Téhéran en 1979 ; les 241 marines américains tués dans l’attentat de Beyrouth en 1983 ; la destruction d’un Airbus civil d’IranAir par un navire de guerre américain en 1988 faisant 290 morts, ou encore la cyberattaque américano-israélienne au virus Stuxnet contre le programme nucléaire iranien sont autant de blessures entre les deux pays ; entre le grand Satan américain et le pilier iranien de l'"axe du mal"…
De fait, une partie de l’Amérique n’a jamais renoncé à encourager un changement de régime en Iran, en particulier dans le corps des marines qui vit avec la mémoire de l’attentat de Beyrouth, et dans les rangs néoconservateurs qui ont aujourd’hui le vent en poupe.
Paradoxalement, ils se révèlent les alliés objectifs du clan des durs qui entourent le guide suprême iranien, l’ayatollah Ali Khamenei, les commandants des gardiens de la révolution et les services de sécurité de la République islamique, qui n’ont jamais vraiment digéré la négociation de l’accord nucléaire avec le grand Satan par le gouvernement "modéré" dirigé par le président Hassan Rohani.
Le pari d’Obama et de Rohani
Cette dualité du pouvoir iranien se reflétait mercredi matin dans la presse iranienne, entre les partisans des gardiens de la révolution qui poussaient au durcissement de la ligne officielle, et ceux du président Rohani qui s’accrochent à l’idée que l’accord nucléaire n’est pas mort si les Européens s’engagent à l’appliquer sans les Etats-Unis.
Les "durs" de Téhéran comme ceux de Washington n’avaient rien à gagner dans la détente qu’espéraient aussi bien Barack Obama que Hassan Rohani. Le pari d’Obama et de Rohani reposait sur un apaisement provoqué par l’amélioration de la situation économique à laquelle aspire la population iranienne, en particulier les classes moyennes urbaines, les plus rétives à l’influence religieuse.
Mais le contexte international ne l’a pas permis. Les investissements espérés sont venus au compte-gouttes en raison des hésitations sensibles à Washington, tandis que l’implication iranienne en Syrie et la poursuite du programme balistique iranien attisaient la frustration des ennemis de Téhéran.
Désormais, le terrain est dégagé pour un véritable affrontement que les Européens, avec la limite de leurs moyens et de leur cohérence politique, vont tenter dans les prochains jours d’éviter.
L’axe Arabie Saoudite/Israël/Etats-Unis a abattu ses cartes, poussant l’Iran à la faute pour mieux abattre son régime. Cet affrontement peut prendre plusieurs formes, celle d’un affrontement direct entre Israël et l’Iran sur le sol syrien ; ou encore celle d’un étouffement progressif de l’Iran par le biais des sanctions et d’une déstabilisation politique.
Du Yémen au Liban en passant par la Syrie et l’Irak, cette brusque montée des tensions entre les deux "blocs" risque fort d’entraîner une escalade que nul ne maîtrise. En particulier pas Donald Trump, dont tous ceux qui ont approché son administration savent qu’il n’a pas la moindre idée de ce qui se passera "the day after", le jour d’après la confrontation. Comme en Irak en 2003.