Théâtre : quatre femmes et quatre religions
Écrit par Johan Boulay sur mars 21, 2015
Judith Magre, Édith Scob, Claire Nadeau et Geneviève Fontanel sont "Les Grandes Filles" : une comédie sur l'art de se comprendre au-delà des différences.
Quatre femmes se retrouvent régulièrement, dans la rue, dans les squares, et parlent de tout et de rien. On a déjà beaucoup vu cela sur nos scènes. Mais ici, dans Les Grandes Filles, c'est bien du "deuxième sexe" qu'il s'agit, et plus précisément de personnes âgées. L'auteur, Stéphane Guérin, suit ses quatre héroïnes tout au long d'une année. Chaque mois, elles se rencontrent dans un cadre différent, que ce soit pour les voeux de bonne année, au bal des pompiers du 14 Juillet ou au cimetière le jour de la Toussaint. Elles ont aussi, chacune, un monologue où elles dévoilent un peu de leur vie. En somme, douze tours de piste pour exister et disparaître.
Une juive, une musulmane et deux chrétiennes
Elles sont toutes différentes, n'ayant eu ni la même origine ni la même vie. Elles n'ont pas non plus les mêmes croyances. Xénia (Judith Magre) est juive, mais un peu en rupture de ban. Elle a eu un mari goy et elle déteste le plat typique des foies hachés. Manger du bifteck, c'est sa façon de régler ses comptes avec son éducation et sa famille. Zakko (Édith Scob) est chrétienne tendance sectaire, puisqu'elle est témoin de Jéhovah, mais, au fond d'elle-même, elle aime surtout danser. Elle souffre de ce qu'on ne la reconnaît jamais ("Mon visage rétrécit et il va finir par disparaître").
Yvonne (Claire Nadeau) est croyante aussi, mais elle a révulsé son confesseur en lui disant qu'elle aimait les femmes. Elle est bien dans sa peau de lesbienne, mais ses relations ne se passent pas bien avec les filles trop garçonnes, car, elle, elle aime les robes à fleurs ! Enfin, Mme Khader (Geneviève Fontanel) est une musulmane. Kabyle, elle a longtemps été enfermée par son père et s'est échappée en appelant au secours un passant, lequel l'a emmenée en Bretagne. D'où, en elle, un mélange de cultures parfois perturbant…
De vieux enfants dissipés
Stéphane Guérin, dont on a pu voir Kalashnikov au théâtre du Rond-Point en 2013, a décidé là de laisser la gravité de côté. Il écrit au fil de la plume, compose des conversations chorales, mais nullement une histoire. Le temps passe, chaque mois permet de changer d'angle d'attaque. Mais il n'y a pas de progression. Guérin fait tourner des mots, des thèmes, des lubies, pour montrer une vieillesse agréablement délirante. Ces femmes ont toutes souffert et elles ont toutes le secret du bonheur. Elles n'aiment que ça, le bonheur : il s'attrape en se conduisant comme de grands enfants dissipés ou en riant de tous les ratages qu'on accumule. Comme le bonheur est en littérature un matériau qui frôle souvent la mièvrerie, Guérin contrebalance son message d'optimisme par une série de répliques ou d'événements à rebrousse-poil. Ses femmes du bonheur commettent et disent des horreurs : Zakko fait ses besoins dans les cimetières, Xénia déclare "je me suis débarrassée des pigeons, je voudrais bien faire pareil avec les gosses", et Yvonne affirme : "Les curés devraient se marier… Personne ne me fera croire que ces hommes n'ont pas d'érection matinale…"
Si on la compare à des comédies qui ont déjà usé du même ton, la pièce de Stéphane Guérin paraît trop peu travaillée. Inventaires de Philippe Minyana, auquel on pense inévitablement puisque ce texte fut joué et rejoué par deux des actrices qu'on a à présent sous les yeux (Édith Scob et Judith Magre), a une réalité sociologique beaucoup plus forte. Les comédies de Pierre Notte, Deux Petites Dames vers le Nord, Sortir de sa mère, possèdent un chant intérieur, un cri qu'on ne trouve pas là. Mais Guérin a le bagout plaisant. Il s'amuse, il amuse, il surprend. C'est un blagueur qui n'est jamais à court de blagues, un plaisantin prodigue en plaisanteries. Jean-Paul Muel a su le mettre en scène, sans précipitation, dans une sorte de tranquillité affectueuse, en sachant utiliser la vidéo (paysages virtuels de Mathias Delfau) et en composant de plaisants mouvements de groupe (le quatuor se promenant en brandissant des instruments de cuisine !).
Un beau quatuor d'actrices
Judith Magre, comme toujours, dit les choses les plus énormes comme si c'était parole d'évangile. Elle est royale. Claire Nadeau délaisse son habituel jeu caustique pour un jeu sensible et songeur. Elle se renouvelle d'une manière tout à fait intéressante. Édith Scob enchante par sa voix musicale et en rajoute dans l'extravagance – elle en a besoin, son personnage n'est pas le plus subtil des quatre. Geneviève Fontanel emmêle bien la tragédie et la comédie de son personnage.
Paradoxalement, ainsi incarnée, la drôlerie de ces vieilles personnes délurées est bon enfant. En compagnie de ce tumultueux quatuor, on ne se tord pas de rire, on rit par à-coups, comme dans une fête chaleureuse où l'on valserait entre les moments d'attendrissement et la griserie du mousseux. L'on est content de partager leur gaieté et de faire quelques danses avec elles, dans l'innocence, au-dessus du volcan de la vie.
Les Grandes Filles de Stéphane Guérin, mise en scène de Jean-Paul Muel. Théâtre Montparnasse, tél. : 01 43 22 77 74. Texte à L'Avant-Scène Théâtre.
Source : http://www.lepoint.fr/culture