Teresa Cremisi, la petite fille d’Alexandrie
Écrit par Jonathan PIRIOU sur mai 12, 2015
De l'enfance en Egypte au parcours de la femme qui fera tout pour oublier l'exil, à Milan puis à Paris. Un formidable premier roman de l'éditrice Teresa Cremisi, sorti quelques jours après l'annonce de son départ de Flammarion.
C'est l'histoire de la fille unique de Gaby et de Vittorio, née dans les années 1940 de l'autre côté de la Méditerranée. C'est l'épopée intime d'une jeune femme qui affronta les exils et multiplia les défis, au risque "d'une assimilation grise, obtenue par le sérieux et le renoncement". C'est la révolte toujours latente d'une capitaine de corvette septuagénaire, devenue "oursin", qui murmure, dans le sillage de Constantin Cavafis "… Minuit et demi. Comme l'heure a passé / Minuit et demi. Comme les années ont passé." C'est le premier roman de la grande éditrice Teresa Cremisi, ex-bras droit d'Antoine Gallimard, qui quittera, le 2 juin, ses fonctions de PDG du groupe Flammarion, où elle demeurera éditrice. Et c'est l'un des joyaux de cette année 2015. L'épatant coup d'essai d'une fausse néophyte, la révélation d'une styliste mâtinée d'une analyste de talent.
Riche par chance et par accident
Ne tergiversons pas. Labellisé roman, La Triomphante a tout de l'autobiographie, déguisée certes – l'héroïne perce dans le monde de la presse, non de l'édition – et libérée des exigences du genre, faisant fi de toutes datations et précisions événementielles. Reste l'essentiel: l'atmosphère et la psychologie. Côté ambiance, le pays natal de la narratrice ne manque pas de piquant. Au sein de la société cosmopolite d'Alexandrie, au coeur de cette civilisation finissante, où coexistent "le souffle de l'Histoire et les bruits avant-coureurs de la modernité", la famille coule des jours heureux. Le père, un blond aux yeux bleus doux et pudique, dirige une société d'export-import tandis que la mère, une artiste peintre gentiment fantasque, transhume chaque été – conçu au sens large, d'avril à octobre – entre Suisse et Côte d'Azur. De son côté, la fille, élève appliquée de Notre-Dame de Sion, en Egypte, avoue un étonnant penchant pour les batailles navales, un "savoir autodidacte accumulé sans raison, ni intérêts ni but". Mais, chacun le sait, tout est provisoire dans cette société riche par chance et par accident.
Ses parents dérivent sur leur "radeau de solitude"
Le gong retentit lors de la nationalisation du canal de Suez, en juillet 1956. Où partir? Pas en France, malgré cet amour obsessionnel pour la langue française, mais en Italie, grâce au passeport italien du père – la mère, elle, est détentrice de papiers britanniques, étant entendu qu'aucune de ces nationalités ne témoigne de racines précises…
A Milan, où le père déniche du travail, fin de la dolce vita. Alors que ses parents dérivent peu à peu "sur leur radeau de solitude", la narratrice, réputée "débrouillarde", se prend en main. S'inscrit au lycée, cadenasse son passé, camoufle ses talents et remise ses rêves de grandeur, mue par la crainte permanente de l'exclusion. Une stratégie payante : l'Orientale s'intègre à pas de géante, se fait embaucher dans la presse, dirige bientôt une imprimerie, "jamais triomphante, toujours prudemment dissimulée"…
"Mon cher amour, je souhaite être incinérée (après ma mort, naturellement). Gaby." Même "naufragée", sa mère a gardé son humour. La narratrice, elle, l'a perdu, corsetée dans ses habits gris. Il est temps de s'insurger, de franchir sa "ligne d'ombre", comme Conrad en son temps.
Elle s'enfuit à Paris. Un emploi inespéré et un mariage salvateur y ressuscitent l'éclopée italienne. Dès lors, le récit file vite, très vite. Qu'on n'attende pas de Teresa Cremisi des confidences sur ses années Gallimard et Flammarion. Le propos n'est pas là. Il est dans le coeur d'une petite fille d'Alexandrie chahutée par l'Histoire et secourue par la littérature. L'Iliade, Les Sept Piliers de la sagesse, La Chartreuse de Parme, Antoine et Cléopâtre, la poésie de Cavafis, La Ligne d'ombre, Corto Maltese..