Tensions diplomatiques entre Paris et Rome : “La France renvoie une image arrogante en Italie”
Écrit par Jonathan PIRIOU sur février 8, 2019
La France et l’Italie sont désormais dos à dos. Paris a demandé le rappel de son ambassadeur à Rome, jeudi 7 février, sur fond de tensions larvées depuis plusieurs mois. La rencontre entre des “gilets jaunes” et le vice-Premier ministre Luigi Di Maio, la veille à Montargis (Loiret), a sans doute été la goutte de trop. Comment ces deux pays voisins et membres de l’UE en sont-ils arrivés là ? Le politologue Hervé Rayner, spécialiste de l’Italie contemporaine, répond aux questions de franceinfo.
Franceinfo : Êtes-vous surpris par la décision française ?
Hervé Rayner : Pas outre-mesure. C’est sans doute une tentative pour arrêter les polémiques entre les deux pays, lesquelles sont d’ailleurs presque à sens unique. Les attaques contre la France adressées par plusieurs dirigeants de la Ligue et du M5S pouvaient faire la une en Italie, mais elles rencontraient très peu d’écho en France.
Pourquoi Luigi Di Maio est-il venu voir des “gilets jaunes” en France ?
Le M5S a une histoire “mouvementiste” et il n’a changé de stratégie qu’en septembre 2017, en acceptant le principe d’alliances post-électorales. Aujourd’hui, certains de ses représentants expliquent que le mouvement a su recueillir les protestations exprimées depuis des années en Italie, raison pour laquelle ce pays ne connaît pas la même situation qu’en France. Un rapprochement avec les “gilets jaunes” est également une tentative pour trouver des alliés au niveau européen, car le M5S est très isolé. Lors de la précédente législature, il s’était allié avec le parti britannique Ukip de Nigel Farage, un choix d’ailleurs contesté en interne.
Est-ce également une forme de défi adressé à Emmanuel Macron ?
En effet, et il existe d’ailleurs une forme de surenchère liée à la compétition entre les deux partis de coalition, le M5S et la Ligue. Le rapport de force s’est en effet inversé entre les deux depuis les élections, puisque la Ligue est créditée d’une avance dans les sondages depuis le mois de septembre. Les médias ont même diffusé des images du président du Conseil italien Giuseppe Conte face à Angela Merkel. Il décrivait un sentiment de panique au M5S et une forme de cannibalisation par Matteo Salvini. Dans cette compétition interne, les deux composantes jouent à qui criera le plus fort ou provoquera le plus. Cela joue aussi dans les relations avec la France.
Au-delà des choix politiques, le président français lui-même concentre les critiques des dirigeants italiens…
Cette hostilité est liée au parcours du président français et à son expérience de banquier. Cela s’insère très bien dans une certaine rhétorique du M5S, qui a beaucoup mené campagne sur les liens entre dirigeants bancaires et politiques. Le mouvement, par exemple, a participé aux mobilisations en faveur des épargnants grugés dans l’affaire de la banque Monte dei Paschi di Siena. Il existe également une hostilité presque personnelle chez Matteo Salvini, qui multiplie les piques. Son parcours et celui du président français sont antagonistes, puisque le ministre de l’Intérieur italien est issu du militantisme de la Ligue du Nord dans les années 1990.
Quelle est l’image de la France en Italie ?
La France renvoie une image arrogante en Italie, comme dans d’autres pays. On cite souvent la “grandeur”, en français dans le texte, un terme mobilisé par le général de Gaulle pour justifier telle ou telle politique. C’est lié au poids du capital culturel en France, lui-même lié à la centralité et à l’ancienneté de l’État, un phénomène bien étudié par le sociologue allemand Norbert Elias.
Quels sont les dossiers qui suscitent le mécontentement des dirigeants italiens ?
Il y a notamment la gestion des migrations aux frontières, à Vintimille ou dans les Alpes, puisque des gendarmes français ont même ramené des migrants du côté italien. En retour, ce mécontentement suscite à son tour d’autres critiques. Luigi Di Maio et un autre responsable du M5S ont récemment brandi la responsabilité du franc CFA dans les flux migratoires en Europe et ont affirmé que l’Italie subissait les conséquences d’un néo-colonialisme français. A ce titre, l’intervention franco-britannique de 2011 en Libye a été mal vécue, puisqu’une bonne partie des flux migratoires en Sicile ou en Calabre avait pour point de départ ce pays.
Quels sont les autres dossiers problématiques ?
La France a acheté beaucoup de marques italiennes depuis quinze ou vingt ans. Ces acquisitions industrielles ont cours dans le secteur de la mode ou de la grande distribution, par exemple, mais ont également donné lieu à un bras de fer médiatique entre Vincent Bolloré et Silvio Berlusconi. Dès lors, on comprend la colère des Italiens face aux réserves exprimées par la France sur un rachat des chantiers de l’Atlantique par l’Italien Fincantieri. Ce dossier envenime encore les relations.
La question des anciens terroristes italiens réfugiés en France est également agitée par les deux partis de coalition et notamment par le ministre de l’Intérieur Matteo Salvini (Ligue), qui en a fait une affaire personnelle, au point d’attendre Cesare Battisti à l’aéroport. Et puis, Rome voit d’un mauvais œil la position de la France, qui souhaiterait que l’Allemagne dispose d’un siège au Conseil de sécurité de l’ONU. Même chose pour la rencontre organisée, il y a quinze jours, à Aix-la-Chapelle, pour renforcer l’axe franco-allemand. Il y a toujours l’idée que l’Italie est laissée pour compte.
Cela n’a “pas de précédent depuis la guerre”, estime le Quai d’Orsay… Il y a tout de même eu des tensions entre les deux pays ?
Oui, il y avait déjà des bisbilles sous les mandats de Silvio Berlusconi. En 2011, lors d’un G20 à Cannes, Nicolas Sarkozy et Angela Merkel avaient été interrogés sur la capacité de l’Italie à respecter les critères européens. Leur silence avait duré plusieurs secondes, ce qui avait été très mal vécu à Rome. Après ce sommet, Silvio Berlusconi avait été évincé de la présidence du Conseil. La presse acquise à sa cause, comme Il Giornale, avait ensuite couvert avec beaucoup d’attention les déboires judiciaires de Nicolas Sarkozy. Cette hostilité à la France se manifeste encore aujourd’hui dans le camp berlusconien. À l’inverse, le Parti démocrate condamne fermement ces attaques contre la France depuis deux ou trois mois.
Ces tensions entre l’Italie et la France peuvent-elles durer ?
Tout dépendra des joutes entre les deux pays les prochains jours. Mais les dirigeants de la Confindustria (le Medef italien) ont été très critiques vis-à-vis de la détérioration de ces relations, car la France est le deuxième partenaire commercial de l’Italie. Il y a deux mois, le gouvernement tablait de manière irréaliste sur une croissance supérieure à 1% en 2019 et le chiffre fourni par la Commission européenne est de 0,2%. À en croire les prévisions, l’Italie est le pays qui connaîtra la plus faible croissance en Europe, et de loin.