Mohamed Ali, la construction du mythe
Écrit par Jonathan PIRIOU sur juin 4, 2016
Pacifiste, héros des temps modernes, le culte dont jouissait Mohamed Ali s'est affranchi des controverses. Il demeure l'un des personnages qui a le plus fasciné son temps.Fonte et protéines au menu. Pour incarner Mohamed Ali au cinéma en 2001 (Ali), l'acteur américain Will Smith s’est lesté de 20 kilos de muscles. Et si son interprétation lui vaut d’être nominé aux Oscars, le film, lui, reçoit un accueil mitigé. A la limite du mielleux, le biopic de Michael Mann dépeint un Ali pacifiste, héros de la lutte pour les droits des Noirs américains : un portrait consensuel qui semble s’être affranchie de l’Histoire et des controverses.
Deux heures trente de film pendant lesquelles le soutien militant et contesté d'Ali à la Nation of Islam, est à peine effleuré. Oubliée, sa bienveillance pour les discours extrêmes de cette mouvance – dans une interview à Playboy, il déclare : «un homme noir qui fricote avec une femme blanche mérite la mort» – et ses propos machistes. Ali n'était pas Gandhi. Les louanges qui affluent du monde entier ne sauraient le faire oublier.
L'insulte facile
Parfois cruel, Ali n'a jamais hésité à user de la notion de race – dans le sens très politique de la soumission à une autorité supérieure – pour pointer quiconque s'opposait à son discours. Patterson, Louis, Frazier ? Des «Oncle Tom» (un noir soumis aux blancs), insulte suprême pour un Afro-américain. En marge de ses trois combats avec Joe Frazier (1971, 1972 et 1974), Ali n'aura de cesse d'humilier son rival, le traitant publiquement de «gorille» entre autres gestes simiesques.
En 1967, Ali s'attire le dégoût d'une partie de l'opinion. Plutôt que d'abréger les souffrances de son challenger, Ernie Terell, qui par provocation avait refusé de l'appeler Ali, le nom qu’il s’était choisi après sa conversion, considérant que Cassius Clay était«son nom d'esclave», il prolonge la punition. «Horrible, venimeux, écœurant, pouvait-on alors lire en une de l'Evening Standard. Clay est tombé de haut dans l'échelle de l'idéal sportif.»
Un statut de légende
Sans être un saint, Ali n'en a pas moins porté les espoirs de liberté de millions de Noirs américains. Avec sa belle gueule et son phrasé insolent, il bouleverse l’image du sportif noir dans une société où, vingt ans plus tôt, le seul espoir pour Joe Louis de faire carrière était de passer pour un «bon nègre», modeste et bon chrétien. Il rappelle aux Nois américains la place de l'Afrique dans leur histoire collective. Pour toute une génération, l'opposition d'Ali à la guerre du Vietnam l'élève en symbole de résistance. Son influence dépasse largement le cadre sportif.
Déchu de son titre, privé de son passeport et de sa licence de boxe, Ali remporte son combat juridique en 1971 devant la Cour suprême des États-Unis. «Aucune de ses victoires jamais remportées sur un ring ne pouvait surpasser celle-ci, explique Elliot J. Gorn dans Muhammad Ali, le champion du peuple (1995). N'aurait-il jamais gagné à nouveau sur un ring, son statut de légende était assuré.»
Battu à son retour, (face à Frazier, en 1971, et Norton, en 1973), Ali gagne l'admiration de tous en reprenant son titre à George Foreman en 1974. Un an plus tard, sa prise de distance avec la Nation de l’Islam amorce sa réhabilitation. Celui qu'on taxait d'anti-Américain est reçu à la Maison Blanche par Gerald Ford (1974) et Jimmy Carter (1977). Coup d'éclat médiatique, son périple en Irak (1990), où il négocie avec Saddam Hussein la libération de quinze otages américains, achève de polir sa nouvelle image.
Une collection de phrases cultes
Infatigable coureur de jupons, malgré ses principes religieux, Ali épouse sa quatrième femme en 1986. Dès lors, Lonnie Ali s'attache à réhabiliter son image en choisissant Thomas Hauser comme biographe officiel. «Hauser est accusé d'avoir été un partisan d'Ali plus qu'un biographe, écrit Michael Ezra dans Muhammad Ali, the making of an icon.De 1988 à 1998, personne n'a fait plus pour construire l'image légendaire d'Ali.» Ses ouvrages, nombreux, participent d’un élan pour «canoniser l'ex-champion en une figure d'autorité morale éternelle.»
En 1996, l'image d'Ali, tremblant pour allumer la flamme olympique lors des JO d'Atlanta, suscite l’empathie du monde entier. A mesure qu'il s'enfonce dans la maladie, ses prises de parole se raréfient et s'aseptisent. En 2002, lors d'une interview télévisée, Ali est interrogé sur la politique et le terrorisme. «J'évite ces questions… J'ai ouvert des commerces à travers le pays, je vends des produits… Je n'ai pas envie de dire quelque chose qui ferait mal à mon business.» «Difficile d'imaginer Ali dans les années 60 se retenir de parler du Vietnam pour protéger ses intérêts commerciaux», ironise Thomas Hauser, devenu beaucoup plus critique depuis sa rupture avec le clan Ali, au début des années 2000.
De Mohamed Ali, un des personnages les plus controversés du XXe siècle, il ne reste aujourd'hui que l'histoire consensuelle d'un champion qui s'est opposé au système. Une légende aseptisée, message d'espoir sur fond d'humanisme et de réconciliation des peuples. Des heures de documentaires, tours de magie, phrases cultes à noircir des recueils et un humour qui ne l'avait jamais quitté. A son interprète au grand écran, Will Smith, Ali avait confié dans un sourire. «Tu es presque assez beau pour jouer mon rôle».