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Le philosophe et académicien Michel Serres est mort

Écrit par sur juin 2, 2019

C’était un philosophe comme on en fait trop peu, un bon vivant doublé d’un mauvais caractère, un amoureux des sciences et des saveurs, un esprit encyclopédique, un prodigieux manieur de mots, un grand penseur de tradition orale, un touche-à-tout de génie, un maître plutôt qu’un professeur, un arlequin, un comédien.

Michel Serres est décédé samedi 1er juin, à l’âge de 88 ans. « Il est mort très paisiblement à 19 heures entouré de sa famille », a déclaré son éditrice Sophie Bancquart.

Nombreux sont ceux, parmi ses anciens élèves, qui se souviennent encore de la façon dont il commençait ses cours : « Mesdemoiselles, Messieurs, écoutez bien, car ce que vous allez entendre va changer votre vie… » Et, en effet, il arrivait parfois qu’au sortir de ses cours la vie eût changé. Elle était tout à coup plus colorée, plus gaie.

Trouver un auditoire à sa mesure

Michel Serres était gai. Ou, du moins, faisait très bien semblant de l’être, comme il faisait aussi, par pur caprice, très bien semblant d’être en colère. Il n’ignorait rien des ressources du théâtre, sans avoir eu besoin, pour cela, de fréquenter le conservatoire.

Il était simplement né à Agen, le 1er septembre 1930, à la lisière de cette Gascogne qui a le théâtre dans la peau. Dans ce midi subtil, on naît « vedette », on ne le devient pas. Serres était né « vedette ». Il ne lui restait plus qu’à trouver un auditoire à sa mesure.

Celui du Lot-et-Garonne ne tarde pas à se révéler trop exigu. Tant de choses sollicitent le jeune homme : mathématiques, rugby, musique… Et, surtout, le vent du large, les vastes nuages qui descendent la Garonne en direction de Bordeaux.

Michel Serres décide de naviguer. Puis, à peine admis à l’Ecole navale, il réalise qu’il ne veut pas être militaire, ni piloter, sa vie durant, de paisibles cargos. Démission, retour au lycée. Khâgne parisienne. Entrée à l’Ecole normale supérieure. Sa vocation ? Ce sera la philosophie. A l’agrégation, il est reçu deuxième. Georges Canguilhem (1904-1995), qui règne sur la Sorbonne, le félicite sobrement : « A ce concours, le meilleur est toujours reçu deuxième. Ce fut naguère mon cas. C’est aujourd’hui le vôtre. »

Une intuition lumineuse

Commence alors une carrière universitaire classique : un peu de province (Clermont-Ferrand), puis la capitale (« pour le plaisir d’aller à Roland-Garros »), successivement à Paris-VIII et Paris-I. Commence aussi une longue série de livres. Une soixantaine au moins, en plus des cours – pour ne rien dire des articles et des conférences, innombrables.

Michel Serres écrit beaucoup, tous les matins, de l’aube (il se lève à 5 heures, quoi qu’il advienne) jusqu’à midi. Il écrit aussi facilement qu’il parle, avec le même accent gascon, le même souffle épique. Au risque d’en faire trop, et d’oublier, parfois, que les lois de l’écriture ne sont pas celles de l’improvisation orale.

Le premier livre, la thèse, paraît à un mauvais moment : 1968. Le Système de Leibniz et ses modèles mathématiques (PUF) n’est pas, cette année-là, l’événement qui retient l’attention. Il s’agit pourtant d’un grand travail, soutenu par une intuition lumineuse : contrairement à sa réputation de penseur dispersé, voire brouillon, le philosophe allemand (1646-1716) est un auteur parfaitement cohérent. Son œuvre est sous-tendue par un système. A l’intérieur de celui-ci, le plus petit opuscule, le moindre sous-système reproduit la structure de l’ensemble. Et ce dernier, à son tour, n’est qu’un miroir du monde – un miroir de ce vaste « manteau d’Arlequin » qu’est le monde. « Tout est toujours et partout la même chose, au degré de grandeur et de perfection près » : est-ce la devise d’Arlequin ou bien celle de Leibniz ? Ce sera, en tout cas, celle de Serres.

Brouiller les frontières

Reste à en éprouver la validité. Dans la thèse de 1968, la démonstration utilise un modèle mathématique : la théorie des ensembles. Michel Serres est ainsi l’un des premiers à introduire, dans le champ de l’histoire de la philosophie, la notion de « structure ».

Il n’en faut pas plus pour qu’il se voie rangé dans le camp « structuraliste » – lui qui déteste les modes, et a pour habitude de répéter que, à partir de 30 ans, « un philosophe qui se respecte doit cesser de lire ses contemporains ». Structuraliste, Serres ? Disons qu’en bon élève de Gaston Bachelard (1884-1962), qui a été le directeur de son diplôme d’études supérieures, il se refuse à séparer les avancées de la pensée philosophique de celles de la pensée scientifique. Comme Leibniz, là encore, il a envie de brouiller les frontières, de dériver où bon lui semble, de redessiner, à sa façon, la carte de l’univers. C’est pourquoi, à nouveau, il s’embarque. Mais c’est pour naviguer, cette fois, sur l’océan des livres et des savoirs.

De ce périple, les cinq premières étapes font date. La série des Hermès – cinq volumes qui s’égrènent de 1969 à 1980 (Minuit) – demeure son grand œuvre. Chacun de ces volumes est un recueil de textes brefs, placés, chaque fois, sous un titre distinct : La Communication,L’Interférence, La Traduction, La Distribution, Le Passage du Nord-Ouest.

Derrière ces titres, y compris derrière la métaphore marine que recèle le dernier, des concepts, reliés entre eux au point d’en être interchangeables. Car si tout « communique », tout « interfère ». Et si tout « interfère », tout, ou presque tout, est « traduisible ». Tel tableau de La Tour renvoie à telle théorie de la perspective ou à telle conception de la grâce, telle œuvre littéraire n’est qu’une image de l’état du savoir à un moment donné, et même Les Bijoux de la Castafiore, d’Hergé (1963), peut se lire comme l’illustration d’un modèle communicationnel.

« Hermès »

Le philosophe ne jouit, ici, d’aucun privilège. Il n’est pas celui qui, le dos au mur, proclamerait la vérité dernière. Il n’est qu’un interprète, un « passeur », un « trafiquant », un « intermédiaire ». Bref, un « Hermès ».

Michel Serres n’est pas seul, à l’époque, à tenir ce genre de discours. Ses travaux entretiennent une certaine proximité avec ceux de Louis Marin (1931-1992).

Pourtant, malgré le succès d’estime des Hermès et de trois ou quatre autres livres qui leur sont contemporains (Jouvences, Minuit ; Feux et signaux de brume, Grasset ; Esthétiques, Hermann ; La Naissance de la physique, Minuit, respectivement consacrés à Verne, Zola, Carpaccio et Lucrèce), la reconnaissance que Serres obtient ne lui semble pas à la hauteur de ses ambitions. A Paris-I, il n’est pas hébergé par le département de philosophie mais par celui d’histoire, où il enseigne l’histoire des sciences. Le Collège de France ne le coopte pas. Quand il en parle, une imperceptible amertume se glisse dans sa voix. Il finit même par se persuader, à tort, qu’il est le grand « maudit » de la philosophie française.

Carrière américaine

Alors, il compense. D’abord, il gère sa carrière américaine. Depuis la fin des années 1960, il se rend fréquemment à l’université Johns Hopkins, à Baltimore, où l’invite René Girard (1923-2015). Puis, quand ce dernier quitte le Maryland, Michel Serres le suit sur la côte Ouest.

C’est à Stanford qu’a lieu, en septembre 1981, un mémorable colloque sur « l’auto-organisation », dont Serres est, le dernier jour, le conférencier vedette. Sommet californien d’une belle carrière, dont le principal bénéficiaire regrette, cependant, qu’elle ne dépasse pas le cadre des départements de français. Il est vrai que, en anglais comme en français, il parle toujours gascon. Et que sa propre indifférence à la philosophie anglo-saxonne ne facilite pas le dialogue.

Autre compensation : l’écriture. Michel Serres est, pour les éditeurs, une valeur sûre, entretenue par les articles amicaux d’une pléiade d’anciens élèves. Du coup, le philosophe ne sait plus s’arrêter. C’est dommage car, pour rester un genre « noble », l’essai suppose une exigence de rigueur qui, ici, tend à se relâcher au fil des ans. Le Parasite, ces deux textes curieusement « girardiens » que sont Genèse et Rome (tous trois chez Grasset),puis des ouvrages comme Les Cinq Sens, L’Hermaphrodite, Statues, Le Contrat naturel ou Le Tiers-Instruit (Grasset, Flammarion, François Bourin) ne peuvent pas ne pas décevoir – surtout ceux qui se souviennent des débuts du philosophe.

D’autres lecteurs, en revanche, apprécient sa faconde, se laissent prendre par sa réputation de séducteur, par son look (soigneusement entretenu) de vieux loup de mer, par ses tempes grisonnantes, son accent rocailleux – ainsi que par sa facilité à parler de toutes les choses connues, et de plusieurs autres encore.

Charme fou et folles entreprises

Très logiquement, le grand écrivain finit par dire oui aux honneurs. Il se retrouve à l’Académie française et devient, pour un temps, conseiller de la Cinquième, « chaîne du savoir ». On se gardera bien de le lui reprocher.

Son charme fou a attiré vers la philosophie un public que, sans lui, celle-ci n’aurait jamais conquis, et aidé à monter quelques folles entreprises, néanmoins fort utiles, comme le « Corpus des œuvres de philosophie en langue française ».

On ne reprochera pas davantage à Michel Serres ses ambiguïtés politiques, ni son obscure attirance pour la religion (qu’atteste, entre autres, ce livre bizarre sur La Légende des anges, Flammarion, qu’il accompagna, à New York, d’une conférence-spectacle dans une église d’Harlem).

Il n’est pas de grand voyageur qui ne s’égare, quelquefois, en chemin. Or Michel Serres fut un grand voyageur – ce qui lui permit d’être, aussi, un prodigieux conteur d’histoires. Il fut un philosophe comme on n’en fait plus trop. Et peut-être même, à sa façon, un sage. C’est de cela, de cela avant tout, que l’on se souviendra.