L’affaire Air Cocaïne en cinq tableaux
Écrit par Jonathan PIRIOU sur octobre 27, 2015
Pascal Fauret et Brunot Odos, les pilotes d'"Air Cocaïne" qui ont réussi ce week-end à fuir la République dominicaine où ils purgeaient une peine de 20 ans, sont-ils complices du trafic qui se déroulait sous leur nez ? Difficile de trancher avec certitude, au vu des écoutes et des documents saisis par la justice française… Deux journalistes, Jérôme Pierrat et Marc Leplongeon, viennent de publier une enquête captivante sur l’affaire, au Seuil. Leur conviction, qu’ils livrent en fin de livre :
les pilotes d’Air Cocaïne ne sont pas des bandits, mais ils n'ont simplement pas choisi la solution que leur imposait le bon sens : refuser les vols louches probablement payés en liquide à leurs patrons."
Ils suggèrent de réformer l’aviation d’affaire pour limiter les dérives. Pour le reste, les auteurs dressent le portrait accablant d’une France passoire de tous les trafics, où se croisent mafias, fonctionnaires corrompus et intermédiaires véreux.
Pascal Fauret et Bruno Odos avaient été arrêtés à Saint le 19 mars 2013 en compagnie d’Alain Castany, un homme d’affaires lié à la compagnie d’aviation SN-THS et de Nicolas Pisapia, l’homme à tout faire du commanditaire du vol : Franck Colin. Ils s’apprêtaient à décoller de Punta Cana, à destination de Saint-Tropez, dans un Falcon-50 chargé de 680 kg de cocaïne…
Pisapia et Castany sont toujours détenus en République Dominicaine.
Colin est sous les verrous en France. Il a organisé ces vols entre ce pays et la France, pour le compte d’un caïd lyonnais, Ali Bouchareb, alias "Daryan" ou "Rayan", actuellement en fuite.
Franck Colin rencontre "Daryan"
"Ses vacances, Frank Colin va en profiter à fond. Alternant entre les plages guindées de Saint-Trop’, le Nikki Beach et les Caves du Roy, des clubs de la jet set où le champagne coule à flots. Comme toujours, Colin en profite pour aller saluer quelques businessmen venus prendre du bon temps dans le sud de la France, et rendre ici ou là des services à quelques personnes fortunées, qui auraient débarqué au port sur leur yacht de trente mètres. Colin adore ça : aller frimer sur le pont des bateaux comme s’il en était propriétaire.
C’est à l’occasion d’une de ces balades mondaines que Frank dit avoir rencontré Daryan, la quarantaine basanée, un petit mètre quatre-vingts, coupe en brosse comme les footballeurs. L’homme se dit agent de célébrités et de professionnels du ballon rond. Colin raconte l’avoir rencontré au VIP Room, la célèbre boîte de Jean-Roch, DJ et ami des stars. Colin montre de l’intérêt pour ce Daryan qui conduit une Ferrari Modena F430 noire et qui porte au poignet une Patek Philippe, modèle Nautilus rose, avec bracelet croco du plus bel effet.
Avec une montre à 45.000 euros, les comptes en banque doivent afficher plusieurs zéros, se dit-il, flairant la bonne affaire. Les deux hommes échangent leur téléphone et discutent un peu plus à chacune de leurs rencontres. Daryan s’intéresse beaucoup aux relations de Colin dans les transports et l’aviation privée. Très vite, les deux hommes songent à s’associer pour organiser des vols qui promettent d’être rémunérateurs…
Lorsque l’affaire Air Cocaïne éclatera des mois plus tard, le fameux Daryan, qui se terre quelque part en Espagne ou en Italie, deviendra la cible numéro 1 des enquêteurs. L’homme est suspecté d’être à la tête d’un des plus gros réseaux d’importation de stupéfiants en Europe."
# La première rencontre avec les pilotes
"Quelques jours plus tard, une réunion préparatoire a lieu en présence de Pascal Fauret, commandant de bord, Fabrice Alcaud, Alain Castany et bien sûr Frank Colin. Nicolas Pisapia, un Marseillais de 40 ans, qui se présente comme le partenaire de Frank Colin – c’est en réalité son homme à tout faire –, assiste lui aussi au rendez-vous.
Il est prévu que tous deux embarqueront à bord de l’avion au départ du Bourget et à destination de Punta Cana. La présence de cet inconnu n’est pas une surprise : Nicolas Pisapia suit son patron partout ou presque. […] Pour la SN-THS, c’est le grand saut : la compagnie n’a jusqu’à présent jamais effectué de vol trans-atlantique, explique le pilote Pascal Fauret, qui sera, aux côtés de Bruno Odos, chargé de la traversée. Il faut de l’organisation, obtenir les autorisations pour survoler l’Atlantique, régler les détails du vol, les escales techniques pour le ravitaillement, choisir la société de handling, c’est-à-dire celle qui se chargera des prestations aéroportuaires au sol. SN-THS, qui peine à remplir son carnet de commandes, est enthousiaste à l’idée d’ouvrir de nouvelles zones d’exploitation…"
# Le chargement
"Quelques heures avant le décollage, Bruno Odos se charge de régler les détails du vol, les plateaux-repas, les relevés météo et les factures avec Swissport. Alors que l’heure du départ approche, Alain Castany part chercher le passager VIP Nicolas Pisapia au terminal de l’aéroport. Seul Pascal Fauret est encore dans le cockpit, quand un militaire lui demande d’ouvrir la soute.
J’ai cru que c’était pour une inspection, raconte Pascal Fauret à la juge d’instruction. Il a donné un coup de lampe. J’ai voulu refermer et il m’a dit de laisser ouvert. J’ai attendu et comme rien ne se passait, je suis retourné dans l’avion pour finir la préparation du vol. "
Depuis le cockpit, Pascal Fauret entend alors des éclats de voix qu’il prend pour une altercation. Dehors, sous la faible lumière de quelques lampadaires, des Dominicains bourrent la soute de valises. "Comme ils ne le faisaient pas bien, j’ai fait redescendre deux valises pour leur montrer comment les charger", poursuit Pascal. Inconscient, le pilote dit ne pas avoir compris qu’à cet instant, il se rendait complice d’un crime… Il active l’auxiliaire de puissance de l’appareil qui permet, entre autres, d’éclairer l’intérieur de l’avion.
Je suis reparti travailler dans le cockpit parce que le vol n’était pas bien prévu par Flyops et tous les points de passage n’étaient pas prévus. J’ai dû refaire une route conforme. Ça m’a pris du temps. Quelqu’un est venu me chercher pour me dire que la soute était pleine. Je suis descendu et j’ai décidé de faire charger le surplus de bagages dans le salon passager. "
Dans un soupir, Pascal Fauret conclut : "Je les ai aidés." Pas une seule fois Pascal Fauret n’aura la présence d’esprit de s’interroger sur le contenu des bagages. Et surtout, de se demander pourquoi il y en avait autant."
# L’arrestation
Brunot Odos, Pascal Fauret, Alain Castany et Nicolas Pisapia quelques minutes après leur arrestation (Capture d'écran / "Le Point")
"La force d’intervention de la DNCD attendra que les quatre Français soient à bord pour lancer l’assaut. […] Les hommes tournent autour du cockpit, un projecteur braqué sur l’avion, pendant qu’au sol une équipe sous les ordres du colonel Johan Liriano Sanchez arrive très rapidement en soutien. Les cow-boys font de l’agitation, brandissent leurs armes devant eux, intiment aux pilotes l’ordre de stopper l’avion. On se croirait presque en 1994 à l’aéroport de Marignane, lorsque le GIGN était intervenu avec grand fracas pour libérer les otages retenus dans le vol 8969 d’Air France…
En réalité seul le groupe auxiliaire de puissance (APU : auxiliary power unit) – destiné à produire de l’énergie à bord des avions quand ils sont au sol, moteurs arrêtés – était en marche : donc le décollage n’est ni précipité ni même imminent. Un des agents cogne avec le plat de sa main sur la porte du Falcon puis s’engouffre à l’intérieur, bientôt suivi de ses collègues.
Le membre d’équipage Alain Castany, qui a eu le temps d’enfiler une veste de pilote, est extirpé de l’appareil, trébuche sur les marches et est allongé sur le sol. Nicolas Pisapia connaît le même sort quelques secondes plus tard, tiré lui aussi par le T-shirt et victime, tandis qu’il s’allonge, d’un violent coup de pied dans les côtes. Trois bonnes minutes plus tard, Pascal Fauret et Bruno Odos sortent à leur tour de l’avion, peut-être traités avec un peu plus d’égard, mais fouillés au sol avec aussi peu de ménagement. La scène est brutale et les voilà désormais face contre terre. Ils y resteront longtemps."
# La geôle
"Après une première audition devant un juge fin mars 2013, Fauret, Odos, Castany et Pisapia seront finalement transférés dans le cachot d’à côté, à l’écart du reste des prisonniers. Et quel régime de faveur dans ce véritable cul-de-basse-fosse !
Il fallait écoper quand il pleuvait, confient les pilotes. C’était vraiment une geôle."
Un cachot "comme dans Midnight Express", poursuit Bruno Odos, ce film qui raconte l’histoire d’un touriste américain pris dans une affaire de trafic de drogue, condamné et enfermé dans une prison turque.
Le 4 avril 2013, les Français sont présentés à un tribunal. Les preuves retenues contre eux sont accablantes. La DNCD affirme avoir saisi dans l’avion vingt-six valises "qui contenaient à l’intérieur diverses quantités de paquets d’une pâte présumée être de la cocaïne et/ou de l’héroïne, sur lesquels était collé du café en poudre pour éviter qu’elle soit détectée par les unités canines", peut-on lire dans un procès-verbal. […]
Les éléments trouvés dans la carlingue de l’avion ne sont pas plus encourageants : des traces de cocaïne ont été prélevées sur les sièges et le sol du Falcon 50. Non seulement les valises contenaient de la cocaïne, mais l’accusation présente ici la preuve irréfutable qu’elles ont été acheminées dans l’avion. Le flagrant délit semble tout bonnement parfait."