Cannes 2017 : « Les Proies », sept regards de femmes sur le corps d’un homme
Écrit par Jonathan PIRIOU sur mai 25, 2017
Sofia Coppola aime souvent regarder les hommes à travers les yeux d’une femme : si Bill Murray n’a jamais été aussi séduisant que dans Lost in Translation, c’est qu’il vivait dans le regard de la toute jeune Américaine que jouait Scarlett Johansson. Avec Les Proies, drame guerrier situé pendant la guerre de Sécession, la réalisatrice pousse le procédé plus loin.
Ce sont sept paires d’yeux féminins qui se posent sur le corps d’un homme. Et ce que met en scène Les Proies n’est pas l’effet de cette profusion de regards sur le personnage masculin, qui reste quasiment secondaire, malgré son monopole (on ne verra pas d’autre homme) et son temps de présence à l’écran. Ce sont plutôt les tourments, les extases, les calculs et les aspirations qui saisissent les occupantes de la grande bâtisse hellénisante qui sert de décor à ce film dont le charme trouble reste discret, presque ténu, au risque de ne pas mettre en évidence la subtilité et la vigueur du propos de Sofia Coppola.
Pas un remake
La réalisatrice l’a répété, Les Proies n’est pas un remake du film du même titre, réalisé en 1971 par Don Siegel, avec Clint Eastwood et Geraldine Page, mais une nouvelle adaptation du roman de Thomas Cullinan dont Siegel s’était inspiré, sur les conseils d’Eastwood. On retrouve la même trame, et – en grande partie – les mêmes incidents.Sur la plantation Farnsworth, devenue pensionnat pour jeunes filles après le départ des esclaves (on est en 1864, Abraham Lincoln a proclamé leur émancipation depuis plus d’un an), il ne reste que cinq élèves et deux maîtresses, Martha Farnsworth (Nicole Kidman), l’héritière des lieux, et Edwina Dabney (Kirsten Dunst), l’institutrice qui enseigne à ces rejetonnes de l’aristocratie sudiste le français, la musique et les bonnes manières. Partie cueillir des champignons, Amy (Oona Laurence), la plus jeune de leurs ouailles, découvre dans le sous-bois un soldat blessé, vêtu d’un uniforme bleu.
Comme l’indique son accent, le caporal John McBurney (Colin Farrell) est de ces immigrants irlandais qui ont voulu se constituer un capital de départ en se vendant à un conscrit qui avait les moyens (300 dollars) de se faire remplacer avant de partir au front. L’affaire n’était pas si fameuse, puisqu’il s’est presque vidé de son sang.
Sofia Coppola arrive vite à ce qui l’intéresse : la remise en mouvement de ces existences féminines que la guerre et la claustration avaient figées
Alors que les consignes sont de remettre tous les militaires nordistes à l’armée du général Lee, les dames de la pension Farnsworth décident, par charité chrétienne, bien sûr, de le soigner et de le remettre sur pied elles-mêmes. Cette introduction est brève, vive, elle permet à Sofia Coppola d’arriver très vite à ce qui l’intéresse : la remise en mouvement de ces existences féminines que la guerre et la claustration avaient figées.
Martha Farnsworth voit dans cette irruption masculine la possibilité de ressusciter la splendeur passée de sa plantation, sous le régime du matriarcat. Elle n’est certes pas tout à fait insensible à l’appel des sens, mais tout à fait capable de le maintenir à la place subalterne qui est la sienne dans l’échelle des motivations de Miss Farnsworth. Impérieuse, élégante et rusée, l’héritière était vouée à être interprétée par Nicole Kidman, qui retrouve là l’un de ses registres favoris.
Une couleuvre plutôt qu’un cobra
Kirsten Dunst, en revanche, est plus surprenante, et du coup, plus passionnante. Edwina est une de ces demoiselles désargentées qui n’a pas trouvé sa place dans la société sudiste. Cette frustration explose à la vue du corps d’un homme qui – pourtant – n’est de toute évidence pas de très haute extraction. L’actrice, que l’on a connue solaire, est comme gelée par l’ennui et la désespérance avant de se muer en figure tragique. Elle Fanning, adolescente curieuse de tout, et en particulier des choses de l’amour, est inquiétante à force de duplicité, et ses camarades de classe trouvent toutes la place pour tracer leur variation de cet émoi né de l’apparition d’un homme ordinaire.
Avec, hélas, la difficulté que rencontre la réalisatrice, lorsqu’il s’agit de faire monter la tension, à créer le suspense, comme l’exige parfois le scénario, c’est là l’une des différences fondamentales entre les films de Don Siegel et Sofia Coppola. Clint Eastwood (qui avait à l’époque beaucoup à prouver) est une espèce d’idole dont le physique et le magnétisme rendent incontestables les déchaînements qu’ils provoquent. Colin Farrell, acteur d’une grande humilité (il le prouve aussi dans Mise à mort du cerf sacré), fait du caporal McBurney un type ordinaire. S’il est le serpent glissé dans le jardin d’Eden, c’est une couleuvre plutôt qu’un cobra. Malin (mais moins qu’il ne le croit), beau garçon, sans plus, il inciterait presque à mettre le titre français du film au singulier.