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Claude Lanzmann, une vie pour la mémoire

Écrit par sur juillet 5, 2018

C’était l’été dernier, à Jérusalem, au festival international de cinéma. Claude Lanzmann, 92 ans, monument du cinéma français, était invité à présenter son dernier film, Napalm : «Une histoire personnelle, singulière qui ne m’a jamais quitté», expliquait-il au public venu voir le réalisateur de Shoah. Parmi les cent vies du gargantuesque Lanzmann, Napalm est en effet à ranger dans les souvenirs amoureux. L’écrivain l’avait raconté dans son autobiographie, le Lièvre de Patagonie : en 1958, lui qui arpentait la planète depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, avait réussi à se glisser en Corée du Nord, sous la coupe du dictateur Kim Il-sung. Là, il était tombé malade et… amoureux de son infirmière. Claude Lanzmann n’a jamais pu oublier son aventure avec la jeune Coréenne à la poitrine brûlée par le napalm durant la guerre de Corée. A plus de 90 ans il était retourné en Corée du Nord, à la recherche de cet amour disparu au pays de Kim Jong-un.

Mais la grande histoire de sa vie, c’est Shoah – récit global minutieux, reconstitué, de l’extermination des juifs d’Europe par les nazis et leurs complices. Un film de neuf heures et trente minutes qui sidéra le monde en 1985 : «Ce n’est pas un film de souvenirs [les souvenirs sont choses du passé, ndlr] mais par excellence un film de la mémoire au présent,écrivait-il dans Libération en 2011 pour attaquer les historiens qui le critiquaient. Grâce à Shoah le savoir historique change de nature, on assiste, pendant neuf heures trente, à une incarnation de la vérité, le contraire de la faculté d’aseptisation de la science, même de la science historique.» Dans Sobibor, 14 octobre 1943, 16 heures, un film sur la révolte du camp d’extermination, il montrera ensuite l’héroïsme des Juifs qui, sachant leur mort proche, avaient choisi de se battre. Plus tard, en 2010, il reprendra dans le Rapport Karski, l’interview du résistant polonais Jan Karski, envoyé à Washington pour expliquer au président Roosevelt que les Juifs n’allaient pas survivre dans l’Europe hitlérienne. Un document unique qui révélera l’indifférence du président Roosevelt au sort des Juifs et la responsabilité des Alliés dans la Solution finale.

En 2013, Lanzmann affrontera la question douloureuse de la soi-disant participation des Juifs à leur propre mort dans le Dernier des Injustes, portrait de Benjamin Murmelstein, un ancien dirigeant des conseils juifs (Judenrats) accusés de «collaboration». On y voit Lanzmann, 87 ans, retourner sur les lieux des massacres, revivant le drame de ces dirigeants juifs tentant de sauver ce qui pouvait l’être. Il nous avait alors confié «être Murmelstein», pendant le tournage dans le camp de Theresienstadt : «Cet homme se sentait investi d’une mission, il a sauvé des milliers de Juifs. C’était un aventurier.» Ce cycle entamé avec Shoah s’achèvera en 2018 avec un nouveau film, les Quatre Sœurs, diffusé en janvier sur Arte et en salle depuis mercredi, consacré à quatre survivantes des camps de la mort.

Claude Lanzmann est donc venu seul à Jérusalem en cet été 2017 pour montrer Napalm au public. Et nager comme à son habitude dans la piscine de l’hôtel Mount Zion. Mais dans la nuit, il fera une chute dans sa chambre, et il faudra appeler en urgence des médecins qui lui conseilleront de rentrer se faire soigner à Paris. «Pas question ! avait-il rugi, je veux assister à toutes les projections de mon film. Et je veux aller à Tel-Aviv voir mon neveu, le fils de mon frère Jacques. J’ai loué une voiture.» On ne négociait pas avec Lanzmann. Il restera jusqu’à la fin du festival mais on l’empêchera tout juste de prendre le volant. C’est qu’à 90 ans, l’homme n’avait pas renoncé à conduire. Il avait perdu les derniers points de son permis pour avoir franchi une ligne continue devant l’Assemblée nationale ? Qu’à cela ne tienne, il repassera son permis seize fois et finira par le récupérer. Ce qui lui permettra d’acheter une grosse Audi pour aller retrouver une de ses amies en Suisse.

Cent vies

«Je ne suis ni blasé ni fatigué du monde, cent vies, je le sais, ne me lasseraient pas», a dit Claude Lanzmann. Infatigable, incontrôlable, insupportable, inépuisable, insatiable, excessif, tous les adjectifs extrêmes peuvent être utilisés pour décrire le personnage. Les premières de ses cent vies commencent pendant la Seconde Guerre mondiale. A 18 ans, communiste au lycée de Clermont-Ferrand, il transporte des armes avec une jeune camarade et combat dans les maquis en Haute-Loire. Il vient d’une famille recomposée originaire de Biélorussie et d’Ukraine. Son frère, Jacques Lanzmann, écrivain, sera un célèbre parolier, on lui doit les chansons de Jacques Dutronc. Comme avec tout le monde, Claude se fâchera puis se réconciliera avec Jacques. Les frères ont une sœur, Evelyne, actrice connue sous le nom d’Evelyne Rey, qui se suicidera à 36 ans.

Claude Lanzmann a 20 ans à la fin de la Seconde Guerre mondiale, il termine sa scolarité au Lycée Louis-le-Grand. Il est déjà un aventurier grandi dans la guerre, il va devenir journaliste. Lecteur à l’université libre de Berlin – en secteur américain –, il fait ses premiers reportages, une série pour le Monde, «L’Allemagne derrière le rideau de fer», en passant clandestinement à Berlin-Est. De retour à Paris, il se laisse emporter par la fascination pour le couple Simone de Beauvoir-Jean-Paul Sartre qui règne sur Saint-Germain-des-Prés. Il rejoint le comité de la revue les Temps modernes, fondée en 1945 par Sartre et Beauvoir, au cœur des débats, des réflexions, des engagements des intellectuels de gauche en ces années d’Après-Guerre. Lanzmann est impressionné intellectuellement par Sartre «cette formidable machine à penser, bielles et pistons fabuleusement huilés», décrit-il dans le Lièvre de Patagonie.

Avec Beauvoir, c’est le grand amour. Le «Petit Lanzmann» et le «Castor» – surnom de Simone de Beauvoir – vivront ensemble de 1952 à 1958, rue Victor-Schœlcher, au-dessus du cimetière Montparnasse. Il sera le seul homme à emménager chez Beauvoir. Couple en avance sur son temps, elle a 44 ans, un âge où, à cette époque, une femme est vieille – d’ailleurs elle se sent vieille –, il a dix-sept ans de moins. Une passion. Les lettres de Beauvoir, dont certaines ont été publiées, sont torrides, Lanzmann a raconté en détail leur amour dans le numéro spécial des Temps modernes en 2008 – revue qu’il dirige depuis la mort du Castor en 1986 –, pour fêter le centenaire de Beauvoir : «Le Castor et moi étions entrés ensemble, cœur battant dans ce logis – le premier et le seul dont elle fut jamais propriétaire – et y avions fait une très amoureuse pendaison de crémaillère… […] J’en avais passé le seuil avec elle, j’y avais vécu cinq années cruciales de mon existence et, même après notre séparation, je le franchissais au moins deux soirs par semaine, car nous restâmes, jusqu’à la fin, unis par une indestructible amitié, relation égalitaire, nouée d’amour.» Pendant leurs années amoureuses, ils voyagent beaucoup, en Egypte, en Israël, en Chine, en Algérie. Lanzmann s’engage dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie, signe le manifeste des 121 contre la torture, milite contre le colonialisme avec Frantz Fanon. Ils voyagent parfois à trois, Beauvoir, Lanzmann et Sartre, les amours «contingentes» comme ils disent, ne gênent pas le pacte éternel qui lie Sartre et Beauvoir.

Journaliste aventurier

Jusqu’en 1970, Claude Lanzmann a une double identité : intellectuel sophistiqué aux Temps modernes, avec Beauvoir et Sartre et les autres écrivains du Flore et des Deux-Magots, journaliste people pour Elle afin de gagner sa vie. Très bon journaliste, vrai écrivain, il a fini par republier en 2012 ses articles «alimentaires» dans un livre illustré par la mosaïque de Paestum : la Tombe du divin plongeur. Lanzmann avait compris ce que la contre-culture américaine appellera plus tard le «nouveau journalisme». Il faut lire son interview ratée avec Richard Burton, son interview de Gainsbourg en 1965 au Touquet qui balance «J’écris froidement pour les jeunes en leur donnant ce qu’ils veulent…» ses rencontres avec des débutants comme Charles Aznavour, fils de pauvres artistes arméniens fuyant le génocide.

En 1962, il rédige pour Elle le portrait d’un comédien de 25 ans qui joue Brecht, Sami Frey. Le magazine ne l’a pas envoyé pour parler de Brecht mais pour recueillir les confidences de Sami Frey sur son histoire d’amour avec Brigitte Bardot. Erreur de casting : Lanzmann écrit un très bel article sur Sami Frey: «Juif polonais, il n’a parlé que la langue de ses pères, le yiddish, jusqu’à l’âge de 6 ans. Puis, pendant deux ans, on lui a ordonné de se taire, sous peine de mort. Sa voix l’aurait trahi, l’aurait désigné comme bête à abattre. Il s’est tu donc et “depuis”, la communication lui est douleur.» La mère de Sami Frey est morte en déportation à l’âge de 25 ans. Lanzmann, après avoir oublié la romance de Frey avec Bardot, daigne à la dernière ligne conclure : «Du boulevard de Belleville et de la plus lointaine Pologne à l’avenue Paul-Doumer – où Sami habite avec Brigitte – la route était fantastiquement longue.»Lanzmann avait de l’humour et, déjà, ses obsessions.

Baroudeur, il manque se noyer en Israël, devenir sourd en plongeant avec Cousteau, mourir dans de multiples accidents de voiture, se perdre dans les montagnes, mais il rebondit tel son lièvre de Patagonie. Aucune envie de mourir. En 1967, il réussit à publier un numéro spécial des Temps modernes, à la veille de la guerre des Six-Jours : «Le conflit israélo-arabe.» Pour la première fois, des intellectuels juifs et arabes se répondent dans les mêmes pages d’une revue. C’est à cause de ce conflit, et encore d’une passion amoureuse, qu’il devient cinéaste avec son premier film documentaire Pourquoi Israël en 1973. Un film qui commence et se termine par l’Holocauste. Anticolonialiste militant et soutien d’Israël ? «Il n’y a jamais eu de contradiction pour moi, dit-il, j’ai en quelque sorte la question juive dans les os.»

«Notre cœur, notre chair»

Il passera douze années de sa vie à travailler sur Shoah. Trois cent cinquante heures de rushs, d’interviews dans les camps, en Pologne et partout dans le monde où subsistent des survivants. Il force la porte des bourreaux qui refusent de lui parler, il prend des risques. Dans le grand dossier que Libération avait consacré à Shoah dès le 25 avril 1985, après avoir éprouvé physiquement le choc d’une projection de neuf heures et trente minutes qui met la mort en scène, nous écrivions : «Pas un documentaire d’archives, pas une ligne de commentaire : intellectuel-cinéaste, Claude Lanzmann fait revivre le massacre par la seule force des témoignages et d’images d’aujourd’hui. Reconstruisant, reconstituant et, finalement, revivant ce qui semblait à jamais effacé.»Et nous ajoutions que pendant ces années «à revivre le cauchemar de l’insoutenable événement, si, sur le terrain, au cours de l’enquête, il a su rester froid – “il le fallait” – il lui est arrivé de pleurer dans l’obscurité de la salle de montage».

Simone de Beauvoir écrira un texte qui servira de préface au livre publié avec le film : «Malgré toutes nos connaissances, l’affreuse expérience restait à distance de nous. Pour la première fois, nous la vivons, dans notre tête, notre cœur, notre chair. Elle devient la nôtre.» Lanzmann et Shoah ont fini par se confondre. Il a consacré des années à ce film, il passera des années à le compléter, jusqu’à ces derniers mois. Et à le défendre. Il n’hésitera pas à mener une croisade contre Steven Spielberg qui a osé traiter du sujet sous forme de fiction avec la Liste de Schindler,alors que Lanzmann, lui, s’est toujours interdit de fictionnaliser l’Holocauste. Selon lui, il n’y a pas d’autre film à faire sur le génocide après Shoah et les films qui l’ont complété. Il éructe contre les journalistes qui écrivent des articles sur l’Holocauste sans mentionner Shoah à chaque fois. Il se lance dans des anathèmes et des polémiques autour du témoignage du résistant Jan Karsky utilisé dans le roman du même nom de Yannick Haenel, il attaque Jonathan Littell qui a écrit les Bienveillantes. Claude Lanzmann est un bagarreur, les conflits ne lui font pas peur. D’ailleurs rien ne lui fait peur. Il peut menacer de mort ceux qui critiquent Shoah ou le «Shoah Business» Il se fâche avec le monde entier et se réconcilie. Comme avec Derrida, Sollers, Spielberg…

Le lièvre qui court toujours

Lanzmann ne s’inquiète ni de la vieillesse ni de la mort. Si son livre autobiographique s’intitule le Lièvre de Patagonie, c’est parce qu’il court comme un lièvre. Ce livre qu’il a dicté de son lit d’hôpital parce qu’il avait attrapé une sale maladie en nageant dans la mer du Nord, et qu’il était incapable de tenir un stylo, est pourtant un grand livre d’écrivain. «Les lièvres, j’y ai pensé chaque jour tout au long de la rédaction de ce livre, ceux du camp d’extermination de Birkenau, qui se glissaient sous les barbelés infranchissables pour l’homme, ceux qui proliféraient dans les grandes forêts de Serbie tandis que je conduisais dans la nuit, prenant garde à ne pas les tuer. Enfin, l’animal mythique qui surgit dans le faisceau de mes phares après le village patagon d’El Calafate, me poignardant littéralement le cœur de l’évidence que j’étais en Patagonie, qu’à cet instant la Patagonie et moi étions vrais ensemble. C’est cela l’incarnation. J’avais près de 70 ans, mais tout mon être bondissait d’une joie sauvage, comme à 20 ans.»

Celui qui a eu le courage de consacrer des années de sa vie à la Shoah– «la mort même, la mort et non pas la survie» – aura la force, le 18 janvier 2017, dans un froid glacial au cimetière Montparnasse, de se tenir droit, sur une petite tribune dans le vent, devant la tombe de son fils de 23 ans, Félix, pour lire la lettre écrite par ce dernier au docteur Charles Honoré. Un journal de bord qui raconte les trois années de bataille contre cette maladie que le jeune homme avait décidé de gagner. «Dès le début de toute cette affaire, écrit-il, j’ai eu le sentiment formidable et vertigineux qu’enfin, dans la maladie, ma liberté pouvait naître. Face à la nuit éternelle j’édictais ma propre loi.» Un texte magnifique de cet étudiant – alpiniste qui a réussi Normale Sup malgré le cancer et écrit sur son lit d’hôpital, en 2016, ces lignes lues par son père au cimetière : «Voilà qu’à 22 ans, comme projeté très loin en avant dans mon propre temps, je me retrouvais soudain avec la même espérance de vie que mon père qui en avait 90. C’était à couper le souffle : comme lorsqu’on lance une pierre, après la légèreté aérienne du jet, et le bruit fracassant du choc final, il se fit le silence, juste à l’orée du vide.»

Des photos de Félix à tous les âges tapissent l’appartement de Claude Lanzmann, anéanti, mais refusant, comme toujours, d’abandonner le combat. Et la vie. «On aura compris, dit-il, que j’aime la vie à la folie et que, proche de la quitter, je l’aime plus encore, au point de ne même pas croire à ce que je viens d’énoncer, proposition d’ordre statistique, donc de pure rhétorique, à laquelle rien ne répond dans mes os et mon sang. Je ne sais ni quel sera mon état ni comment je me tiendrai quand sonnera l’heure du dernier appel. Je sais par contre que cette vie si déraisonnablement aimée aura été empoisonnée par une crainte de même hauteur, celle de me conduire lâchement.