Fermeture des écoles Gülen au Sénégal : comment Dakar a cédé aux pressions d’Erdogan
Écrit par Jonathan PIRIOU sur octobre 6, 2017
Rentrée annulée dans les sept écoles sénégalaises du groupe Yavuz Selim. Vendredi 6 octobre, cela fait une semaine que les 3 000 élèves de cette institution privée trouvent leurs salles de classe barrées par des policiers. Ces portes closes et gardées sont le résultat d’un arrêté du ministère de l’intérieur sénégalais daté du 11 septembre, mais rendu public le 30 septembre, qui ordonne tout simplement « la fermeture des écoles portant l’appellation Yavuz Selim ».Ce groupe scolaire fondé en 1998 et affilié aux réseaux du prédicateur turc Fethullah Gülen, exilé aux Etats-Unis depuis 1999, est dans le viseur du gouvernement sénégalais depuis plusieurs mois. En décembre 2016 déjà, un arrêté du ministère de l’intérieur prononçait « le retrait de l’autorisation d’exercer de l’association Baskent Egitim », chargée d’administrer les écoles du réseau. « L’Etat avait demandé que les écoles soient placées sous administration provisoire de la fondation turque Maarif, explique au Monde Afrique Me Moussa Saar, avocat de Yavuz Selim. Nous nous sommes défendus devant le tribunal de grande instance de Dakar, car un Etat de droit ne peut confisquer la propriété d’autrui, ni celle d’une société légalement reconnue. »
Négociations commerciales
Alors que le verdict est attendu le 9 octobre, les parents d’élèves se disent choqués que l’Etat ait pris la décision de bloquer l’accès aux établissements avant la décision judiciaire, perturbant ainsi la scolarité de leurs enfants. « Ma fille est en classe de terminale et ne peut pas attendre », avance Laure Diop, parent d’élève cité par le journal Enquête. Elle se retrouve à payer le double pour inscrire en urgence sa fille dans une autre école privée. Mais la plupart, comme Al-Hadji Mbaye, ont le sentiment de payer le prix des tractations diplomatiques entre Dakar et Ankara : Macky Sall « ferme l’école pour plaire à Erdogan », confie-t-il au même journal.
Depuis la tentative de coup d’Etat du 15 juillet 2016 en Turquie, le président Recep Tayyip Erdogan a lancé une véritable chasse aux sorcières à travers le monde contre les réseaux d’écoles, d’entreprises et d’ONG liées à la confrérie Gülen, accusée par ses détracteurs de promouvoirun islam conservateur et prosélyte, voire d’être le faux nez d’une organisation terroriste. Avant que les deux hommes ne deviennent ennemis jurés, l’imam Fethullah Gülen avait permis au pouvoir turc de développer ses relations diplomatiques sur le continent grâce à ses structures déployées dans plus de quarante pays africains.
Ponts d’or
Dakar semble avoir été mis sous pression. Ankara propose de récupérer les établissements Gülen en les mettant sous la tutelle de la fondation turque Maarif, qui en assure la transition éducative. Créée le 17 juin 2016 par une loi adoptée par la Grande Assemblée nationale de Turquie, cette fondation à but non lucratif mais disposant « d’importants moyens financiers », aux dires de Mahmut M. Ozdil, membre de son conseil d’administration, est aujourd’hui présente dans 26 pays dont plus d’une dizaine en Afrique. Le Niger est le plus concerné du continent avec huit écoles, six pensions et 950 élèves. Au Sénégal, une délégation de Maarif a rencontré le président Macky Sall en novembre 2016. Aux pressants ponts d’or promis par Ankara, le président de la République a répondu, en août, par la signature d’un décret reconnaissant Maarif comme fondation d’utilité publique au Sénégal.
Car les relations diplomatiques et commerciales entre les deux pays sont au beau fixe. Le président Erdogan a effectué une visite d’Etat à Dakar chaque année depuis 2013. Lors de la dernière, en février 2016, le président turc était accompagné d’une cohorte de 200 entrepreneurs. En dix ans, le volume des échanges économiques a été multiplié par dix, atteignant 170 millions de dollars (144,4 millions d’euros) en 2014, somme que les deux pays souhaitent porter à 2 milliards de dollars d’ici à 2023. Et les échanges culturels avec La Sublime porte ne sont pas en reste. Après l’ouverture d’une section de turcologie à l’Université Cheikh Anta Diop de Dakar en collaboration avec l’Institut Yunus Emre, et la rénovation en cours du Centre d’apprentissage de la langue turque, Ankara prévoit l’érection d’un institut turc au Sénégal.
De fait, la Turquie est devenue un partenaire stratégique dans l’accomplissement du Plan Sénégal Emergent (PSE). Ainsi l’entreprise turque DM a signé le 8 février 2016 un investissement de plus de 105 millions de dollars pour la construction du futur marché international et de la gare des gros-porteurs de Diamniado, qui verront le jour d’ici 2019. Puis, en mars, les sociétés turques Summa et Limak ont hérité du contrat de construction de l’aéroport international Blaise-Diagne, retiré au Saudi Binladin Group après un désaccord sur le montant d’un avenant.
« Coup de force politique »
Pour que la transmission des écoles Yavuz Selim à la fondation Maarif se fasse rapidement, Ankara a déjà versé 2,5 millions de dollars au Sénégal, soit le tiers des 7,5 millions de dotation initiale pour les trois premières années d’activité de la fondation. Difficile désormais pour Macky Sall de faire marche arrière.
Son coup de poker est risqué. En accédant aux demandes de M. Erdogan, il débloque certes des investissements au développement des infrastructures du pays mais s’aliène une partie de son électorat à moins de deux ans de la présidentielle de 2019. Notamment les parents des 3 000 élèves des écoles Yavuz Selim qui, pour nombre d’entre eux, sont issus de la classe moyenne supérieure comprennant fonctionnaires et entrepreneurs influents.