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Beaubourg hypermarché, hyperbranché, hyperconnecté

Écrit par sur août 9, 2017

Si à sa naissance, en 1977, le centre Pompidou, espace en libre accès, était l’archétype de l’hyper-lieu culturel, il subit aujourd’hui les contraintes du tourisme culturel mondialisé.Times Square, Ipanema, Istanbul, Tombouctou : loin de s’uniformiser, les villes de la mondialisation se démarquent les unes des autres pour des raisons politiques, touristiques, culturelles ou historiques. Autant de facettes d’un monde traversé par les conflits et les inégalités. Jeudi : Lagos.

«Beaubourg est pour la première fois à l’échelle de la culture ce que l’hypermarché est à l’échelle de la marchandise.» Ces mots de Jean Baudrillard (dans son livre l’Effet Beaubourg. Implosion et dissuasion,Galilée, 1977) expriment tant l’ambivalence de son avis sur le Centre – entre fascination et critique pessimiste – que la rupture que Beaubourg provoqua dans l’espace parisien et dans le champ culturel mondial. Jean Baudrillard ne fut pas du concert des bons esprits conservateurs qui se déchaînèrent contre le bâtiment, son architecture et l’association inédite d’un musée, d’un vaste plateau polyvalent pour les artistes contemporains, d’un centre de création industrielle ouvert à toutes les expérimentations, d’une bibliothèque publique, le tout assemblé dans un espace traversant, ouvert, en accès libre, propice à toutes les initiatives. Bref, une boîte de jeu aux possibilités infinies, à laquelle on accédait par la descente en pente douce de la piazza, véritable pendant à l’air libre du hall central de Beaubourg pensé comme une place publique, et dans laquelle on montait aux étages via l’usage des fameux tapis roulants extérieurs, qui offraient une expérience ascensionnelle inédite permettant de découvrir progressivement l’ensemble de la ville.

Parenté avec le «shopping mall»

Le centre fut tout de suite une attraction, en raison de son esthétique mais aussi de son «genre» : il constitua l’un des premiers hyper-lieux urbains culturels. Jean Baudrillard en eut l’intuition et sa comparaison avec l’hypermarché vise et touche juste. Beaubourg frappa à l’époque par l’accumulation, la surabondance et la diversité de ce qui était offert, sans hiérarchie apparente, ce qui choqua grandement les tenants de la culture cultivée «bourgeoise». On y retrouvait le principe même de l’hypermarché, qui se met en place en France dans les années 60.

Jean Baudrillard vit moins la parenté formelle de Beaubourg non point avec l’usine (image souvent utilisée en raison des tuyauteries) mais avec le shopping mall, modèle conçu et déployé aux Etats-Unis à partir des années 50 qui va devenir emblématique de la mondialité contemporaine. Un mall est un centre commercial (à l’origine périphérique, différence de taille avec Pompidou) dont «l’inventeur», l’architecte Victor Gruen, a posé les principes stricts qui le régissent : une «boîte» opaque, aux entrées monumentales, qui ne révèle rien de l’extérieur de ce qu’on va trouver à l’intérieur.

Un hapax singulier et marquant

Beaubourg reprend ces éléments. Si ces façades montrent beaucoup, elles dissimulent aussi énormément et elles accentuent, malgré leur apparente perméabilité aux regards, en réalité très limitée, le fait que ce bâtiment est, comme un mall, introverti. Beaubourg emprunte aussi au mall l’importance de la place centrale : à l’instar de ce que préconisait Gruen, le bâtiment est structuré par cet espace de contact, de rencontres, de convergence de tous, un point de passage obligé et de partage de l’expérience spatiale de découverte du site. Jusqu’à l’évidement de son cœur, avec le traitement des niveaux supérieurs en mezzanine, qui reprend là aussi des solutions formelles du mall ; sans même parler des galeries et bien sûr des escalators, qui abondent dans les centres commerciaux et dont la seule originalité ici est d’être déportés en façade. Ainsi, Beaubourg s’impose à la fois comme un hapax, singulier et marquant, et comme un objet bâti standard – cette tension entre l’originalité, liée ici à l’utilisation détournée d’un modèle architectural, et la «mêmeté» des formes génériques partout reconduites constituant une des caractéristiques des hyper-lieux.

Autre point mis en exergue par l’analogie de Jean Baudrillard : l’intensité de la fréquentation. Sans elle, l’hyper-lieu avorte, il n’est qu’une ruine entretenue. Seules les spatialités de tous ceux qui s’y croisent le constituent dans son statut d’attracteur urbain. Le centre Pompidou, quelle que soit sa qualité intrinsèque, n’est rien s’il est vide de pratiques ; ce sont les lignes de vie de tous ceux qui s’y entrecroisent et y interagissent qui permettent de constituer le «nouage» de l’hyper-lieu. Celui-ci, bien que circonscrit, clairement délimité, doté d’une forte intégrité, est en réalité un «ouvert», un plexus au sein des rhizomes mobilaires et communicationnels (là encore parentèle avec le centre commercial), un hub hyperconnecté qui fonctionne à la fois et en même temps aux échelles locales, nationales, mondiales.

Beaubourg, pôle local, a bien contribué à bouleverser la géographie de cette fraction de Paris, en lien avec l’affirmation, à quelques encablures de là, des Halles – autre hyper-lieu majeur. Il s’est imposé comme une référence parisienne en matière d’art et même comme une marque nationale, promue comme telle à Metz, par exemple, ou partout en France lors de l’itinérance du Pompidou mobile, et internationale. On notera que, au nom initial Beaubourg qui ancrait le centre dans une géographie historique du cru, s’est substitué celui de Pompidou, qui contribue certes à patrimonialiser l’équipement mais aussi à le rendre moins lié à son seul environnement urbain, à le détacher de ses ancrages initiaux et le constituer en objet-en-soi doté d’une géographicité ubiquitaire d’empan mondial.

De même que l’hypermarché accueille tous les clients sans distinction, Beaubourg avait été conçu comme un espace de libre accès. Aujourd’hui, l’évolution des institutions hébergées par Pompidou, qui ont perdu pour la plupart cette position de plain-pied avec le grand public et sont devenues plus marquées par une sorte d’élitisme mâtiné de la nécessité de se placer comme une référence au sein du marché du tourisme culturel mondialisé, les contraintes de sécurité croissantes qui ont poussé à supprimer l’accès libre et les exigences de rentabilité qui ont rendu payantes des entrées à des espaces et des activités jadis gratuits (on ne peut plus monter aux étages sans ticket) ont fait perdre au centre cette qualité initiale. Seule la Bibliothèque publique d’information (BPI) conserve quelque chose de la vocation d’alors et la diversité de son public contribue à maintenir sur place une ambiance de cosmopolitisme mégapolitain.

Toutefois, les lecteurs se mélangent trop peu avec la clientèle du centre, comme si coexistaient, ensemble mais séparés, deux univers ; celui de la BPI, représentant ce qui reste de catégories populaires dans la global city qu’est Paris, celui du musée et des expositions exprimant la dynamique globale de l’entertainment culturel mondialisé fixé ici dans un de ses lieux parmi de nombreux autres existant au monde.

Enclos autonomes

Si le centre Georges-Pompidou conserve les aspects majeurs d’un l’hyper-lieu, il est peu à peu atténué et amoindri par des contraintes qui tendent à le banaliser, à le muer en enveloppe qui héberge des enclos autonomes. Un des enjeux des prochaines années, à mesure que Paris se couvre de nouveaux hyper-lieux dynamiques, que l’attractivité des nouvelles Halles se renforce, que la future fondation Pinault va s’implanter à quelques hectomètres de là et drainer, sans les contraintes des institutions publiques, de nombreux amateurs d’art(s), serait sans doute de restaurer non seulement le bâtiment, mais aussi et surtout le statut d’hyper-lieu de ce qui fut l’emblème de la connexion de Paris et de la France à la mondialisation urbaine. Pour cela, c’est sans doute à redonner à Beaubourg son rôle d’espace de traverses et d’expériences partagées pour tous qu’il faudrait œuvrer.