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COP15 biodiversité : au Québec, le caribou forestier tué à petit feu par l’industrie du bois

Écrit par sur décembre 16, 2022

C est un endroit dont la localisation est tenue secrète. Dans la forêt de Charlevoix, au Québec, un enclos de 20 hectares a été installé par le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs. Ces clôtures, hautes de 3,5 m, électrifiées et enfouies profondément dans le sol, ont été pensées pour éviter que l’ours ou le loup ne pénètrent l’enceinte. Des membranes géotextiles noires complètent le dispositif pour éviter que ses 21 occupants ne s’habituent à la présence humaine. Ce luxe de précaution a été déployé pour sauver de l’extinction les derniers caribous forestiers de cette région. En février 2022, ils ont été enfermés pour les protéger de l’homme. “Les caribous de Charlevoix ne sont plus libres”, titre alors Radio Canada.Pour Claude Dussault, ancien responsable de l’équipe de rétablissement de l’espèce au ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs du Québec, cette mise en captivité “signe tout simplement notre échec à assurer l’exploitation de nos ressources tout en protégeant la biodiversité”. Au XIXe siècle, le caribou forestier, l’un des trois écotypes du cervidé présent au Canada avec le migrateur (dans la toundra) et le montagnard (en Gaspésie), vagabondait jusqu’aux Etats-Unis. Depuis, il n’a cessé d’être repoussé plus au nord.

Dans un rapport publié en 2021, le ministère québécois constatait ainsi que “la majorité des populations est en déclin ou dans un état précaire au Canada” et qu’au Québec, “plusieurs indicateurs biologiques clés de l’état des populations (…) montrent des signes inquiétants qui sont caractéristiques des populations en déclin ou faisant face à un risque d’extinction imminent”. Leur nombre est estimé entre 5 000 et 10 000 individus.

Une population décimée par ricochet

Comment expliquer un tel effondrement ? Pour les scientifiques, l’industrie forestière est la principale ennemie du caribou. En coupant les arbres matures, elle vient perturber le fragile équilibre de l’écosystème. Après son passage, des feuillus et des arbustes fruitiers repoussent là où l’on ne trouvait que des conifères. Ce changement attire l’orignal (ou élan), qui se nourrit de feuilles, contrairement au caribou qui préfère le lichen. Le loup, son principal prédateur, arrive dans le sillage de l’orignal. Plus productif que le caribou, l’orignal prospère et fait augmenter, par son abondance, les populations de loups. L’ours noir profite lui des arbustes fruitiers pour s’installer dans la zone.

Cette colonisation est facilitée par les routes tracées par l’industrie forestière dans la forêt. Le caribou, qui se reproduit peu, est décimé par cette explosion des prédateurs. “Ce ne sont pas les machines qui écrasent les caribous, c’est un effet ricochet. Le changement d’habitat favorise l’orignal, le loup et l’ours”, résume Daniel Fortin, chercheur à l’université de Laval. La destruction des habitats est l’une des principales causes de la disparition de la biodiversité, une crise majeure qui est justement l’objet de la COP15 organisée jusqu’au 19 décembre à Montréal.

Ce constat scientifique bien établi est pour l’instant peu suivi de mesures. En 2022, le gouvernement du Québec a demandé un nouveau rapport à une commission indépendante, qui lui a recommandé de créer de nouvelles aires protégées. Sans suite pour le moment. “Le gouvernement travaille actuellement sur une ambitieuse stratégie qui devrait être dévoilée en juin 2023, laquelle prévoira notamment des mesures de protection et de restauration”, assure le ministère des Forêts, de la Faune et des Parcs.

Un déclin remis en cause par les producteurs

Les scientifiques attendent de voir. “L’industrie forestière a besoin de la forêt mature, le caribou aussi. Si vous le protégez, vous l’enlevez à l’industrie et vous avez moins de retombées économiques. Aujourd’hui, on privilégie les retombées à court terme contre la protection de l’habitat”, resitue Martin-Hugues St-Laurent, chercheur à l’université de Québec à Rimouski. Au cours de sa carrière au ministère, Claude Dussault a pu constater l’influence de l’industrie sur le politique. “Je n’ai rien vu de direct, sauf que le discours que j’entendais de la part de l’industrie, les élus tenaient le même deux semaines plus tard”, témoigne-t-il, en citant l’exemple d’un ancien Premier ministre québécois. En 2014, Philippe Couillard avait lancé qu’il ne sacrifierait “pas un job dans la forêt pour les caribous”.

Cet argument économique est défendu avec force par l’industrie. “Nous en sommes à un point où l’humain est le méchant, qu’il faudrait sortir de la forêt. L’humain fait partie de l’écosystème. Sur la haute côte nord, la population a baissé de 17%, on a cette mission de travailler à la vitalité socio-économique de notre communauté”, défend Steeve St-Gelais, PDG de l’entreprise Boisaco. “Entre la protection pure et dure, avec une cloche de verre, et la poursuite des activités, il y a un équilibre à trouver”, appuie André Gilbert, son directeur général.

Les deux hommes nient que leur industrie soit la principale cause de la disparition de l’animal et évoquent “beaucoup de perturbations” : changement climatique, résidences secondaires dans la forêt, incendies, épidémies… Ils estiment aussi qu’il est difficile “d’avoir un portrait clair” de l’état de l’espèce. Comme le raconte Radio Canada, Boisaco est allé jusqu’à remettre en question le déclin de l’espèce dans le mémoire déposé devant la commission indépendante.

Un mensonge éhonté pour les scientifiques

Un discours qui relève de la désinformation, pointent les scientifiques. “Le caribou forestier est l’une des espèces les plus étudiées au Canada, on a suffisamment d’informations pour savoir pourquoi les populations déclinent, c’est absolument clair”, martèle Daniel Fortin. “Aucune évidence scientifique ne permet d’appuyer leurs propos”, abonde Martin-Hugues St-Laurent. 

“Ils essayent d’instiller un doute dans la population, comme l’industrie du tabac a réussi à le faire pendant des années sur la nocivité de leur produit.”

Daniel Fortin voit dans le devenir de l’espèce un enjeu essentiel pour la protection de l’environnement au Québec. “Si on n’est pas capable de préserver une espèce aussi charismatique, cela démontre un problème assez profond”, euphémise le chercheur. Il souligne que l’espèce peut jouer le rôle de “parapluie” pour tout un tas d’autres organismes vivants : “Pour protéger une population de caribous, il faut protéger des milliers de km2. Imaginez le nombre de coléoptères, d’oiseaux, de lièvres ou de martres qui vont être protégés en même temps”.

Une perte immense pour les autochtones

Le sort du caribou forestier est aussi essentiel pour les populations autochtones du Québec. Certaines ont déjà renoncé à leur droit de chasse traditionnel pour préserver l’espèce. “Sa disparition est une perte de droits humains pour nous. Notre culture et notre spiritualité sont basées sur cette espèce, témoigne Mélissa Mollen-Dupuis, une Innue qui travaille à la Fondation David Suzuki. “C’est l’équivalent du pain pour vous et vous avez fait des révolutions pour moins que cela”, poursuit-elle, en regrettant qu’il n’y ait “pas de réactions à la hauteur de l’urgence”.

Cette membre de la communauté innue insiste sur la place centrale de l’animal pour son peuple : “Le caribou nous a gardés en vie pendant des milliers d’années. Aujourd’hui, c’est à nous de l’aider. Je ne serai pas là aujourd’hui sans le caribou, pour nous, ce n’est pas une petite chose.” C’est la raison pour laquelle les communautés autochtones apprécient peu de voir leur mode de vie mis en balance avec les intérêts de l’industrie forestière.

Marc Saint-Onge, de la nation innue d’Essipit, regrette le “manque de respect” des autorités québécoises et les consultations “biaisées” en faveur de l’industrie. Il se dit cependant agréablement surpris par les conclusions de la commission indépendante sur le caribou forestier, qui a tenu compte de leur revendication, et attend de voir le plan annoncé en 2023. “Est-ce que ce sera satisfaisant ? s’interroge-t-il. J’ai encore de gros doutes.”