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Aznavour : “Un exilé fiscal, moi ? Qu’ils viennent me le dire en face !”

Écrit par sur mai 4, 2015

A 90 ans, Charles Aznavour sort un nouvel album, "Encores" et annonce une série de concerts au Palais des Sports à la rentrée. Rencontre.Vous entrez dans le livre des records en sortant un album à 91 ans !

– Je devrais, oui. Je suis marié depuis plus de 50 ans avec la même femme, j'ai fait un nombre incalculable de duos, etc. Je suis bon pour le livre des records. Pas pour l'Académie française en revanche, puisqu'on ne peut y entrer après 75 ans (rire).

Qu'est-ce qui vous pousse à écrire de nouvelles chansons ?

– Je suis habité par tout ce qui se passe dans le monde. J'ai toujours écrit sur des sujets que les autres n'abordent pas. Pour cela, il faut chaque fois trouver la phrase voulue. Pardon, je saute du coq à l'âne : figurez-vous qu'un professeur d'une université israélienne est venu me voir car il s'est rendu compte que mes parents étaient des Justes, ils ont retrouvé les gens que mes parents ont sauvés pendant la guerre. Des arbres vont être plantés en Israël à la mémoire de mes parents. J'en suis très fier, je vais y aller, d'autant que c'est un pays que j'adore.

Vous n'avez jamais parlé du rôle de vos parents !

– Ce n'était pas à moi de le faire, nous sommes pudiques dans la famille. Je me souviens très bien de Simon, un juif marié à une Arménienne. Il y avait aussi un juif azéri et un Roumain. Ils ont trouvé refuge chez nous. Tout comme Madame Manouchian, après la mort de son mari. A l'étage en dessous, vivait également un couple de juifs homosexuels. Ma sœur les avait repérés, alors pour leur faire plaisir elle leur jouait au piano l'hymne national juif, l'"Hatikva". Des années après, elle a revu l'un des deux et il l'a remerciée : "Je savais que c'était pour nous que vous jouiez ce morceau". Ce professeur israélien m'a dit : "Vos parents étaient inconscients !". Ils l'étaient, c'est vrai. Ils n'ont pas pensé une seule seconde qu'ils mettaient toute la famille en danger. Il fallait aider les gens, alors on les aidait.

Avez-vous un secret de longévité ?

– Oui. Je vis normalement. Je mange du sel, du sucre, du gras, sans me goinfrer. Je ne bois pas comme un trou et je ne fume plus. Quand je suis chez moi en Provence, je nage tous les jours. Mais vous savez, à l'instar des juifs, nous sommes des survivants. Vous remarquerez que beaucoup de survivants de la Shoah ont repris une vie normale après. Le fait d'être des survivants nous porte, nous pousse à aller de l'avant. On regarde en arrière pour le mal qu'on nous a fait, la violence que nous avons subie, c'est tout.

Ce disque est un voyage dans votre passé ?

– Oui, ce sont des histoires vécues ou qui ont existé. C'est le cas de "Fanny", cette résistante que j'invente, mais dans notre pays, il y a eu tellement de Fanny !

Votre chanson, "Les petits pains au chocolat", où vous parlez de votre enfance, est surprenante : vous avez souvent déclaré ne pas avoir vécu d'enfance, avoir été contraint à travailler très tôt. Là, on découvre que vous avez été un garnement.

– J'ai eu une enfance, mais pas de jeunesse. Mon enfance s'est arrêtée quand la guerre a éclaté, lorsque mon père s'est engagé. Au-delà de mon histoire personnelle, les petits pains aux chocolats sont emblématiques d'une enfance à la française.

La seule chanson de votre répertoire qui dit l'innocence ?

– Oui, la seule.

Dans ces chansons, vous évoquez à plusieurs reprises les églises, Jésus, la foi, etc., alors que vous vous disiez jusque-là plutôt agnostique. Auriez-vous changé ?

– Je n'ai pas changé, mais je pense que les religions sont importantes. Il faut les préserver car elles éduquent les enfants, leur enseignent une moralité – ce que l'on est en train de détruire, par ailleurs. Les protestants l'ont préservée, les juifs, les catholiques, les musulmans aussi. Il ne faut pas ignorer ces notions de Dieu, du paradis, de l'enfer. C'est bien.

Elles divisent aussi.

– Les juifs ne massacrent pas, les Chrétiens non plus.

Qu'avez-vous ressenti face à la vague d'attentats de ce début d'année ?

– Comme tout le monde, j'ai été catastrophé. Si je n'ai pas dit publiquement "Je suis Charlie", c'est que j'ai toujours peur de passer pour un opportuniste. On ne m'a pas entendu, ce qui ne m'a pas empêché de très mal le vivre. Parfois, il me prend l'envie d'aller me réfugier dans une île déserte, mais quand on est comme moi un fils de résistants, on ne peut pas. On reste !

Comment voyez-vous l'avenir ?

– La violence n'est pas uniquement le fait des islamistes, elle existe tous les jours dans la rue. Quand un gamin va poignarder sa directrice d'école, quand le père gifle une institutrice parce que son fils a été mal noté, c'est une violence gratuite. Il faut la condamner aussi. Commençons par balayer devant notre porte.Avez-vous l'impression que notre époque est particulièrement violente ?

– J'ai vécu des périodes plus difficiles, sauf qu'aujourd'hui, il y a une sorte de repli : les gens se disent que ça n'arrive qu'aux autres. Nous sommes tous visés ! La guerre, c'était pire, on crevait de faim. Aujourd'hui il y a des aides sociales, les "Enfoirés", la solidarité. Nous ne sommes pas en guerre, mais en équilibre ou en déséquilibre (ce qui revient au même) entre le bien et le mal. La notion du mal ne nous touche pas comme elle nous touchait jadis. Sur internet, les gens disent du mal des autres en se cachant derrière des pseudonymes. C'est effrayant.

Ceux-là même qui vous critiquent, et vous traitent "d'exilé fiscal".

– J'ai répété mille fois que je n'étais pas parti, on m'a poussé dehors. Tout cela pour une affaire qui s'est soldée par un non-lieu. On aurait dû me blanchir, on ne l'a pas fait, me montrant du doigt au contraire, à tel point que certains ne voulaient plus m'engager. J'ai construit une carrière à l'étranger, ce n'était pas facile croyez-moi. Moi, un évadé fiscal ? Qu'ils viennent me le dire en face ! Je ne dis jamais de mal des autres, moi ! Heureusement que j'ai le public de mon côté et une sacrée carapace. Mes détracteurs mourront avant moi (rire).

Vous écrivez : "Quand je suis triste et seul, que l'âge me tracasse, que la mélancolie me fait son cinéma". Cela vous arrive souvent ?

– Oui, très souvent même. Je me sens abandonné des gens qui nous ont quittés, d'une manière ou d'une autre. La liste n'est pas très longue, mais ils sont partis trop tôt.

Le 24 avril, dernier, vous étiez au côté de François Hollande pour la commémoration du génocide arménien.

– Avant toute chose, je tiens à préciser que l'Arménie n'est pas mon pays, juste celui de mes racines. Mon pays, c'est la France, ma culture est française.

Qu'attendiez-vous de cette commémoration ?

– J'attends que les gouvernements turcs se réveillent. Le mot-clef en Turquie, c'est l'honneur. Quand ils lèvent leur verre, il le lève à votre honneur. L'honneur de reconnaître ses erreurs est plus fort que l'honneur de ne pas les reconnaître. Ils ne savent même pas pourquoi ils ont fait ce qu'ils ont fait. Mais s'ils reconnaissent le génocide, il y aura peut-être des sommes à payer, des terres à rendre, etc. Cela dit, je vous répète ce que j'avais écrit dans un journal arménien : que ferions-nous des territoires ? Ce que nous voulons, c'est que nos morts aient une sépulture digne de ce nom et non pas des ossements dans le sable de Syrie comme c'est le cas aujourd'hui. J'ai un grand public en Turquie, mais je refuse toujours de m'y produire. Y aller reviendrait à les blanchir.

Pour revenir à votre disque, dans la chanson "Des ténèbres à la lumière", vous décrivez une scène sensuelle entre un non-voyant et sa compagne. Vous écrivez : "J'aime l'odeur de tes aisselles". Franchement, ça ne donne pas très envie…

– Comme mon personnage ne voit pas, le touché et l'odorat sont les choses les plus importantes pour lui.

Mais les aisselles ?

– Ma femme m'a dit pareil, très énervée : "Tu vas pas écrire ça !" (rire). Je l'ai écrit quand même. C'est une Suédoise, protestante, elle a parfois du mal à comprendre les motivations de son mari. Cette chanson va être chantée par Boccelli en italien et ensuite je la ferai chanter en espagnol, je veux qu'elle devienne planétaire. C'est curieux, parce que "Comme ils disent" est une chanson aussi forte que "She" qu'on ne connaît pas tellement en France. J'ai plus de trois cents enregistrements de "She" et "Westerday when i was young", l'adaptation en anglais de "Hier encore" en compte au moins deux cent cinquante. Je veux le même destin pour cette chanson, "Des ténèbres à la lumière" parce que le sujet est important, comme ma chanson sur les malentendants. J'ai décrit au moins cinquante faits de société…